23/09/2015

Moi, la vieille folle du régiment des pédés.

« Angry Citizen, un blog très politique et un peu moqueur », c’est ainsi que Damien présente son blog hébergé par le site Yagg. Damien est un jeune gay d’un vingtaine d’années, étudiant en droit et amateur, pêle-mêle, de mangas gays, de pop, de politique. Il aime écrire et arbore une mèche qui lui descend sur les yeux. Il est fan, vous l’aurez compris, de Mylène Farmer. A cause de la mèche, hein. Il semble s’intéresser à diverses thématiques sociétales, comme beaucoup de jeunes de son âge. Il les commente sur son blog, donne son avis, nous fait participer de sa vision du monde et expose son rôle en tant que citoyen. Jusque là, rien que de très classique pour une génération immergée dans le web 2.0 qui participe à sa façon à la vie de la cité. 
Dernièrement, cet angry citizen s’est exprimé dans un texte couperet intitulé pompeusement « Militant ou Militaire : La mort programmée de l’activisme LGBT”. Il y oppose la notion de militantisme versus citoyenneté dans le contexte des luttes pour les droits et s’attarde plus précisément sur les modalités d’action d’une des formes d’engagement citoyen qu’il a dans le collimateur : l’activisme. Le Nostradamus en herbe prédit ainsi la mort de l’activisme LGBT (le militantisme tout court, en fait) convoquant Act Up-Paris, cette cible facile, ce Saint-Sébastien symbolique qu’une importante partie de la « communauté » « LGBT » crible de ses flèches mouillées d'acide depuis plus de 20 ans, persuadée d’avoir trouvé en elle l’incarnation de tous ses maux. 
Je vais tâcher de soulever quelques écueils, approximations et autres contre-vérités dans la prose guerrière et violente de cet as de pique qui s'auto-persuade de vivre dans une société « pacifiée ». Et d’en éclairer les absences. 

Manif d'Act Up-Paris / 1996 (photo Christian Poveda/RIP Bro)
Visibilité et pédagogie
Alors que le jeune homme était encore dans le sac de peau et de tissu fibromusculaire situé à la racine du pénis de son papa, nous autres, âgés comme lui de 20 ans, militions parce qu’il le fallait bien (sida, droits, visibilité). Nos espaces d’expression étaient moins nombreux (je suis né avant les blogs). La reconnaissance de notre citoyenneté pleine et entière passait par la rue, le militantisme, l’utilisation de nos corps dans l’espace public contre les forces de “l’ordre”, par la confrontation avec le système des pouvoirs en place. Pour que l’on ne nous confisque pas notre parole de citoyens. Pour vivre pleinement, il nous fallait être visibles. Rodrigue, un pote, relève une première problématique. Sur sa timeline FB, il dit : "Je ne suis pas d'accord avec cet article. Déjà, quand on invective le passé, le minimum, c'est de le faire avec sa vraie identité et pas un pseudonyme, SURTOUT quand on écrit sur Yagg.” C’est un premier paradoxe. Damien écrit “Le militantisme de demain, c’est Pouhiou qui fait une vidéo contre l’homophobie qui parle de sa vie. C’est GingerForce, une féministe qui explique sa vie d’ancienne femme violentée.” Il met en valeur la visibilité et la pédagogie comme le “militantisme de demain” tout en écrivant sous pseudo dans un média LGBT et en privilégiant l’invective. La visibilité, la pédagogie, c’est bon pour les autres. En effet, pour être pédagogue, il faut être visible. Voilà plus de 30 ans que nos structures sont visibles et que de nombreuses associations ont emprunté cette voie-là, Act Up-Paris compris. Pouhiou rappelle publiquement, hors médium LGBT, que le silence tue. L’équation Silence = Mort est un slogan actupien. Le silence tue et le placard cache, Damien. Ce qui est important, c’est que Pouhiou, lui, l'ait compris. 

La violence et les mythes fondateurs
Ne voir que ce qui nous arrange. Regarder l’Histoire par le petit bout de la lorgnette en ne citant que des moments fondateurs (Stonewall, Le FHAR). Damien jette un oeil sur un passé qu’il n’a pas vécu et écrit : “Il n’est pas question pour moi de dire que l’activisme violent des années 1970 était inutile. Je connais trop bien l’Histoire, pour savoir que les luttes violentes sont souvent nécessaires. Stonewall était un événement capital, les actions du FHAR étaient salutaires.” Il assène, péremptoire, et sûr de son coup que notre violence était nécessaire. Le problème c’est que Stonewall n’était ni un mouvement activiste et ni volontairement violent. C’était une mobilisation spontanée, citoyenne, non encadrée par une structure, qui a resisté et réagit à une agression de la police. Pas plus que le FHAR n’était un mouvement activiste, au sens greenpeacien du terme. Un mouvement radical, oui, qui intervint dans l’espace public et médiatique, oui. Et non-violent. Si l’Histoire n’était que dates, ça arrangerait tout le monde. Pourtant dans le défilé de ces actes qui ont marqué notre mémoire collective, il y a des mobilisations, des manifestations, du travail politique, du combat.  L’Histoire s’est écrite, longuement, patiemment, avec quelques éclats, des zaps, avec des coups de pieds dans la fourmilière parce qu’il a bien fallu la secouer pour se tracer un bout de chemin. 

L’activisme est mort
C’est encore Rodrigue qui le souligne: “On critique chez certains ce qu'on approuve chez les femen, et inversement”. On peut être, comme je le suis, profondément en désaccord avec les femen dont le problème n’est pas qu’elles soient activistes, mais qu’elles soient des islamophobes soutenues par un discours féministe blanc majoritaire. Le blogger, pourtant prolixe, ne fait pas mention de ce présent-là, dans une société bien loin d’être apaisée. Au contraire, certaines gouines féministes ayant leurs tickets d’entrée dans les salons politiques et médiatiques y battent le chien avec le chien. Elles jettent de l’huile sur le feu, polarisent les débats et alimentent la haine. Pédés vs musulmans. Femmes voilées vs laïcards. Aujourd’hui, l’enjeu n’est pas de savoir si l’activisme est mort ou pas. Mais bien d’en reconstruire un. Car l’activisme restera toujours un moyen et non une fin. Aujourd’hui, l’enjeu est redéfinir les cibles politiques que nous voulons viser, avec un panel d’outils, dont l’activisme. 

Cynisme et inculture, un capital culturel?
Ce qui est le plus détestable dans ce genre de texte et avec ce genre de blog, c’est son cynisme assumé. Damien l’a créé en décembre 2013 et il écrivait ceci : “vous retrouverez aussi régulièrement des invectives, des moqueries et quelques attaques faciles, parce que oui, je suis d’une profonde mauvaise foi :)". Le cynisme est parfois un outil valable quand il est utilisé à bon escient. Or, les cibles ici ne sont pas les pouvoirs en place. Son analyse n’opère aucune déconstruction des discours dominants. Au contraire, elle réécrit notre histoire, celle de nos mobilisations, pour servir son propos. Et il ne recule devant rien. Le jeune sophiste, qui n’a rien à envier à un Onfray en mal d’égo, n’a pourtant de cesse de produire sans rougir des approximations et même des anachronismes. Quand on veut manier les concepts et leurs ancrages historiques, il faut être rigoureux. Le philosophe hollandais Spinoza devient, au détour d’une phrase sans doute extraite du net, un sociologue. Tout le monde sait que la sociologie est née au 17ème siècle… Bourdieu, que l’auteur semble chérir, doit se retourner dans sa tombe ou rire à se faire pipi dessus.  

L'Histoire qu’il nous reste à écrire
Sur un fil de discussion facebook, un ex-ami trouvait ce texte con et mignon, prétextant qu’il y en avait un comme ça par an et qu’il faut laisser pisser. Je n’arrive pas à avoir assez de distance pour en sourire. Parce que ce n'est pas un par an qu'on voit passer, mais plusieurs, et toujours avec la même rengaine. Vous les vieux, vous les militants vs nous la société (soi-disant) pacifiée, nous les citoyens. C’est souvent et partout. Cette mollesse de réaction à ce petit opus n’arrive pourtant pas à occulter des problématiques et des combats importants, à venir. Qui écrira notre histoire? Qui la relatera sinon nous, les témoins directs de ce que nous avons nous-mêmes vécu? Alors qu’aucun lieu de mémoire et d’archives dignes de ce nom n’a encore vu le jour. Alors que nous sommes à un moment charnière de notre histoire. Alors que l’homogénéisation que les associations mainstream gay ont voulu imprimer en se définissant comme “LGBT” est en train d’éclater. Laisser les premierEs concernéEs narrer leur propre histoire, mener leur propre combat doit être l’éthique qui nous guide. La violence réside aussi dans le déni du ressenti de nos frères et soeurs minoritaires. Non, nous ne sommes pas “des inquisiteurs accusant les uns et les autres d’avoir des opinions homophobes ou transphobes”. Oui, ils sont transphobes et homophobes et le mettre à jour n’est pas “inutile”. 

Inter-générationnalité
Ce texte réactive ce modeste blog laissé en jachère. Pour, peut-être, à nouveau, écrire et narrer nos vies et aider, même à un degré infime, à reformer notre histoire collective. En ayant pour désir, pour nécessité impérieuse qu’il participe d’une échange inter-générationnel qui fait horriblement défaut. Quand j’avais l’âge de Damien, j’avais les livres, les textes et les aînés qui transmettaient leurs savoirs. Je m’y suis accroché, pour comprendre, pour me comprendre. Aujourd’hui, les kids, comme dit Didier Lestrade, ont un accès incroyable à la base de données planétaire qu’est le web. J’ai fait l’effort d’accroître mon capital culturel depuis 20 ans, en accumulant du savoir. Le savoir est là, en libre service, en 2.0. Help yourself.

Non, Damien, il n’y a pas que toi le gay citizen et nous les vieilles folles militantes et militaires. Il y a aussi nous les pédagogues et toi qui aujourd’hui écrit des textes qui sonnent comme des déclarations de guerre. Il y a ton vocabulaire aussi qui suinte une sémantique guerrière et viriliste. L’as de pique, la carte “la plus forte”. Mais tu vois, il s’agit pas de jouer au bridge. Cette symbolique était aussi utilisée par des soldats américains “comme une arme psychologique durant la guerre du Viêt Nam” (source wikipédia). 


Nous avons donc plusieurs choix qui s’offrent à nous. Prendre nos plus grands accents paternalistes et te renvoyer du “toi, le jeune, grandis et on en rediscutera”. Ou bien répondre à tes attaques avec les armes à notre dispostion. Comme t’ignorer ou te répondre avec la même violence symbolique dont tu fais preuve. A 40 ans passés, je t’avouerai que je me remets encore en cause et que j’ai plus envie de tout ça. J’ai moi-même énormément manié cette violence verbale. On me le reproche souvent. Dans ce texte, comme tu peux le lire, j’utilise la méthode Angry-citizen, je suis moqueur et con. A la seule différence que je n’ai remis en cause les combats de mes aînés qui m’ont ouvert la voie pour une vie plus sereine et ni décrété la fin des luttes. Au contraire, la vieille folle militante est plus que jamais disponible pour poursuivre le combat, avec ou sans toi. Si vis pacem, para bellum.